Un voyage en noir et blanc dans la naissance d’un génie, entre rire, émotion et humanité

Un pari aussi fou que séduisant
On n’en voit pas souvent, des spectacles capables de nous surprendre vraiment. Smile, présenté cet été au Festival Off d’Avignon (au Théâtre Actuel), en fait partie.
Une pièce entièrement en noir et blanc — maquillages, costumes, décors, lumières — pour évoquer la jeunesse de Charlie Chaplin. Une idée folle, presque inconcevable… et pourtant, sur scène, elle prend vie avec grâce. Dès les premières minutes, la magie opère : la salle devient pellicule, les corps des comédiens sont des ombres mouvantes, et le silence – ce langage que Chaplin a tant aimé – envahit l’espace.
Nous sommes à Londres, en 1910. Dans un bar du nord de la ville, le Mitz, une jeune danseuse attend celui qui lui a donné rendez-vous : un certain Charlie, dix-neuf ans, maladroit, en retard… et bientôt mythique. On perçoit d’emblée que ce qui va se jouer n’est pas seulement une rencontre, mais un fragment de destin.
Le pari de la pièce — le noir et blanc total — impose une lecture exigeante : il ne reste aux acteurs que le corps, le geste, le silence, le souffle pour dire l’indicible. D’emblée, Smile nous convie à un univers en clair-obscur : le spectacle se présente non pas comme une simple option esthétique, mais comme un pari dramaturgique.
On sent le dispositif technique derrière cette prouesse — lumières de Laurent Béal, costumes de Marie Crédou, maquillage de Zoé Cattelan — mais le dispositif ne doit pas écraser l’émotion, il doit la servir. Tout est bien équilibré : ce noir et blanc n’est pas un simple filtre rétro, il est le prisme même à travers lequel se lit la fragilité des personnages, leurs silences, leurs hésitations.
L’ingéniosité d’une mise en scène filmique
Signée Nicolas Nebot et Dan Menasche, la mise en scène est une trouvaille visuelle. Les lumières de Laurent Béal, les costumes de Marie Crédou, le maquillage de Zoé Cattelan composent une toile d’époque : tout vibre dans les nuances de gris. Les effets sont millimétrés — aucun artifice inutile. La prouesse technique, loin d’écraser le jeu, le sublime.
Mais Smile ne s’arrête pas à cette esthétique hypnotique. Le spectacle joue avec le temps : scènes rembobinées, accélérés burlesques, flashbacks, changements de point de vue. Ce n’est pas la linéarité qui guide l’action, mais les résonances, les retours en arrière, les accélérations et ralentis.
Comme un film que l’on remonte à la main, la soirée se rejoue trois fois — la même scène, mais perçue autrement. D’abord celle d’Hetty, la jeune femme fébrile. Puis celle du barman, discret complice. Enfin, celle de Charlie, timide et maladroit. Chaque regard ajoute une nuance, un fragment d’ombre ou de lumière à ce puzzle sentimental.

Le texte, relativement sobre, se fait discret : quelques dialogues, souvent silencieux ou implicites, confèrent à la pièce une respiration. Mais c’est dans les gestes, les pauses, les regards que le spectacle parle le plus fort : les personnages deviennent presque muets lorsque l’émotion les submerge — et le théâtre se fait cinématographique.
Ce procédé offre une liberté pour le spectateur : on s’autorise à projeter un passé dans un silence, à sentir que le non-dit pèse plus lourd que la parole.
Trois acteurs, trois respirations
Dans le rôle de Charlie Chaplin, Alexandre Faitrouni trouve le ton juste : un mélange de pudeur et de vivacité, un corps qui hésite avant de danser. Son regard fuyant, ses gestes trop grands, sa manière d’ajuster son chapeau — tout sonne juste. Parfois, on croirait voir naître Charlot devant nous.
Pauline Bression est une Hetty lumineuse, vive et douce à la fois. Ses rires ponctuent le silence, son regard contient déjà ce que Charlie n’ose dire.
Et Dan Menasche, irrésistible en barman rêveur, donne à la pièce sa touche d’humanité tendre : c’est lui qui relie les deux, spectateur complice de leur maladresse amoureuse.
Le trio fonctionne à merveille. Les gestes sont chorégraphiés sans raideur, les rythmes parfaitement dosés. Les scènes rejouées, parfois en accéléré, sont de petits bijoux de précision burlesque. Un simple sourire, un geste qui se répète, une main tendue — tout devient signe.
La pièce monte en force autour de la fragilité des instants — un regard manqué, une hésitation, une porte qui s’ouvre. Le hasard joue son rôle : ce rendez-vous improbable, ce silence inattendu, ce geste qui bascule tout.
Forces, réserves, échos possibles
Forces
- L’audace formelle : peu de spectacles osent le noir et blanc intégral, transformant le théâtre en cinéma muet.
 - La cohérence entre forme et fond : le dispositif visuel ne reste pas un effet, il sert le récit, l’émotion, la rêverie.
 - L’intensité du jeu, et la capacité des comédiens à équilibrer le burlesque et le tendre.
 - Cet espace intermédiaire qu’il crée entre le spectateur et la pièce — ce lieu de projection, d’intrusion, de silence.
 
Réserves
- Le spectacle peut paraitre un peu redondant dans sa structure : les retours en arrière peuvent donner une impression de répétition.
 - Le défi pour certains spectateurs peut être de rester engagé dans un récit très elliptique.
 - Le risque de l’effet pour l’effet : quand le noir et blanc devient trop visible, il peut détourner l’attention de l’émotion.
 
On peut voir Smile comme une invitation à repenser le rapport entre le théâtre et le cinéma — non comme deux mondes opposés, mais comme des langages qui peuvent se rencontrer dans la rêverie.
Pour les artistes, c’est une leçon de contrainte libératrice : imposer une limitation (le noir et blanc, le silence) pour révéler des micro-mouvements invisibles. Pour les spectateurs, c’est une invitation à la patience, à l’écoute, à être co-créateurs du rêve — à combler ce que le silence retient.
Smile n’est pas un simple hommage, c’est une expérience sensorielle. Un spectacle qui rappelle que le théâtre peut, encore, inventer sa propre langue. On n’y rit pas fort, on n’y pleure pas vraiment — mais on en sort le cœur un peu tremblant, comme après un rêve noir et blanc.
Sous le ciel d’Avignon, ce soir-là, le silence avait un goût de cinéma.
Et il souriait.
Crédits
Texte et mise en scène : Nicolas Nebot
Collaboration artistique : Dan Menasche
Lumières : Laurent Béal
Musique : Dominique Mattei
Costumes : Marie Credou
Conception : Zoé Cattelan
Décoration : Samuel Labile
Scénographie : Mehdi Garrigues
Diffusion : Tcholélé Théâtres
