Un seul-en-scène vibrant où l’amour du théâtre devient acte de mémoire et de fidélité.
Il est des spectacles qui ne se contentent pas de raconter une histoire : ils restaurent un lien. Cette après-midi là, en entrant dans la salle du Théâtre de la Condition des Soies, j’ai eu le sentiment d’assister moins à un hommage qu’à un dialogue entre deux amours du théâtre : celle de Sacha Guitry, l’homme de mots, et celle d’Anthéa Sogno, la femme de scène. Deux êtres habités par la même conviction : le théâtre, c’est un rendez-vous d’amour avec le public.
Dès les premières minutes, j’ai compris que j’allais être touchée autrement que par la simple admiration d’un portrait bien fait. Ce que j’ai vu et entendu, c’est un mouvement de transmission, un geste de reconnaissance. Et j’avoue que je me suis laissée surprendre. Surprendre par la douceur, la précision, la manière dont Anthéa Sogno laisse passer la lumière de l’autre à travers elle, sans jamais chercher à la retenir.
L’intime comme prisme
Sacha Guitry intime prend racine dans les mémoires de Fernande Choisel, la secrétaire et confidente du dramaturge, celle qui l’a accompagné dans l’ombre pendant plus de trente ans. Ce choix d’écriture, déjà, est un manifeste. En donnant voix à cette femme discrète, Anthéa Sogno change le point de vue : elle déplace le centre de gravité du mythe vers l’humain.
Le spectacle s’ouvre sur un téléphone qui sonne. Au bout du fil, Arletty. En un instant, tout se déclenche : les souvenirs remontent, les visages défilent, les mots s’animent. Sogno — seule sur scène — fait exister un monde entier à travers son corps et sa mémoire.
Le rouge du décor, les projections, la lumière tamisée : tout contribue à créer une atmosphère de récit intérieur, presque de confidence. Ce n’est pas un biopic. C’est un acte de mémoire sensible, où l’émotion est la matière première du récit. Je me suis surprise à sourire, à m’attendrir, à ressentir une forme de gratitude devant cette voix qui, sans jamais forcer, ravive un pan de l’histoire du théâtre français en lui restituant sa chair et sa tendresse.

Anthéa Sogno : l’art de la transmission
Comédienne avertie, Anthéa Sogno a fait du théâtre sa religion. Depuis ses débuts, elle suit le précepte de Guitry avec une ferveur rare :
Le théâtre, c’est un rendez-vous d’amour avec le public. »
On pourrait dire d’elle qu’elle est une héritière fidèle — mais ce serait réducteur. Elle est avant tout une traductrice d’émotions, une médiatrice entre l’œuvre et la salle, une femme qui met sa virtuosité au service d’un autre. Son admiration pour Guitry ne relève pas de la nostalgie : c’est une fidélité active, une façon de prolonger l’esprit français, ce mélange de légèreté et de lucidité, de brio et de profondeur.
Dans son parcours, Sacha Guitry intime s’inscrit comme une pièce-miroir. Après avoir incarné des figures comme Marie Curie ou Simone Veil, Anthéa Sogno explore ici une autre forme de courage : celui de la fidélité silencieuse. Fernande Choisel n’est ni héroïne ni muse, elle est la main qui note, la mémoire qui veille. Et c’est par ce choix que Sogno fait acte de création : elle redonne sa place à l’invisible, elle rend hommage à toutes celles et ceux qui, dans l’ombre, rendent le théâtre possible.


Une partition à la mesure de sa justesse
Anthea Sogno joue tout. Elle est tour à tour la secrétaire dévouée, la complice amusée, la femme blessée, l’amie fidèle. Elle traverse les figures féminines de Guitry — Yvonne Printemps, Jacqueline Delubac, Geneviève Guitry, Lana Marconi— d’un simple geste, d’un changement de rythme, d’un souffle.
Pas d’imitation, pas de caricature : la suggestion remplace la performance. Ce qui se joue ici, c’est la vérité du regard.

Quand elle évoque la Libération et l’arrestation de Guitry, le plateau se resserre. Le ton se brise à peine. Le silence s’installe, dense, presque religieux. J’ai senti la salle retenir son souffle. Dans cette économie de jeu, tout devient essentiel : une phrase suspendue, un éclair de regard, un pas ralenti. C’est là qu’on mesure l’intelligence de l’actrice, sa capacité à faire naître l’émotion sans la montrer.
Le moment le plus fort, pour moi, reste celui de la dictée. Fernande note les mots de Sacha à toute allure. On entend sa voix en fond, et Anthéa, corps penché, stylo en main, suit, trébuche, se rattrape, écrit encore.
La scène devient un manifeste : le théâtre, c’est ça — un travail de souffle, de précision, d’abandon. À cet instant, j’ai compris à quel point cette actrice, dans sa discipline et son humilité, fait du théâtre un artisanat sacré.
Une mise en scène de la retenue
Tout dans la mise en scène — signée par Anthéa Sogno elle-même, avec la complicité de Marie Simon et Jacques Décombe — respire la rigueur et la délicatesse. Le décor rouge, les projections discrètes, les voix off (Arletty : Cécile Arnaud ; Guitry : Jean-Christophe Lebert), la lumière précise de Luc Khiari, la musique élégante d’Alain Bernard — rien n’est superflu. C’est une scénographie de l’équilibre : elle accompagne sans alourdir, elle éclaire sans démontrer.
On sent derrière cette sobriété une foi dans l’intelligence du spectateur, un respect de la scène comme espace de partage, pas de démonstration. Le théâtre devient ici un lieu de conversation intime entre l’actrice et la salle.
Ce que dit le spectacle — et ce qu’il révèle
En choisissant Fernande Choisel comme voix principale, Sogno ne se contente pas de réhabiliter Guitry : elle interroge la mémoire collective. Qui se souvient de celles et ceux qui, dans les coulisses, tiennent la lampe ? Qui transmet, qui conserve, qui protège les traces du vivant ? À travers ce récit, le spectacle pose une question universelle : qu’est-ce que la fidélité dans la création ?
Cette fidélité-là, loin d’être soumission, devient un acte d’amour et de transmission. Elle dit que l’art ne se fait jamais seul, que chaque œuvre est une somme de présences. Et c’est là que Sacha Guitry intime touche quelque chose de plus grand que Guitry lui-même : une réflexion sur la mémoire, sur le temps, sur la gratitude.
Un spectacle qui apaise et rallume
En quittant la salle, je n’ai pas seulement repensé à Guitry. J’ai pensé à tous ces artistes, écrivains, techniciens, interprètes qui ont traversé ma vie de spectatrice.
Ce spectacle m’a donné envie de remercier — ceux qui écrivent, ceux qui jouent, ceux qui transmettent.
Et surtout, il m’a rappelé pourquoi j’aime tant le théâtre : parce qu’il nous réunit dans un espace de présence, où l’émotion devient pensée, et la pensée devient chaleur.
« Le théâtre, c’est un rendez-vous d’amour avec le public » Anthéa Sogno ne se contente pas de le citer : elle en fait un acte de foi. Sa ferveur est contagieuse, sa précision admirable, son humilité bouleversante. Sacha Guitry intime n’est pas un simple hommage : c’est une célébration du lien vivant entre les êtres, de ce fil invisible qui relie les artistes aux spectateurs, les maîtres aux disciples, les vivants aux absents.
Et dans cette lumière rouge, sous ces mots ressuscités, j’ai senti battre quelque chose d’ancien et d’essentiel : le cœur du théâtre.
Crédits
Texte et mise en scène : Anthéa Sogno, d’après les mémoires de Fernande Choisel
Collaboration artistique : Marie Simon, Jacques Décombe
Lumières : Luc Khiari — Musique : Alain Bernard — Costumes : Catherine Lainard
Voix off : Cécile Arnaud (Arletty), Jean-Christophe Lebert (Sacha Guitry)
Durée : 1h35 — Création : Théâtre du Lucernaire (2022) — Tournée : Théâtre des Muses, Festival Off Avignon 2025 (Condition des Soies)

