Kessel, la liberté à tout prix
Quand on parle de liberté à tout prix, peu d’hommes l’ont incarnée avec autant de souffle et d’audace que Joseph Kessel. Écrivain-grand reporter, aviateur, résistant, voyageur et même académicien ! Un homme qui a vu, vécu, témoigné. Un de ces êtres qu’on ne rencontre qu’une fois par siècle. Aventurier dans le monde comme dans la vie, il a cherché partout le mouvement, l’intensité, l’émotion vraie — et c’est ce qui rend sa trajectoire si unique
De quoi inspirer Mathieu Rannou qui, avec l’oeil affuté d’un auteur ayant profondément lu et compris Kessel, choisit avec justesse les moments essentiels d’une vie foisonnante. Mathieu Rannou dresse le portrait d’un homme porté par une curiosité insatiable, fasciné par « la beauté du monde et l’amitié des hommes », explorant à la fois le monde et l’âme humaine avec une soif de vivre — et de boire ! — inépuisable.
Né en Argentine en 1898 dans une famille juive qui a fui les persécutions, arrivé en France à 10 ans après une enfance vécue en Russie, Joseph Kessel poursuit ses études à Paris, où très tôt, l’écriture et l’aventure s’imposent à lui. À seulement vingt-cinq ans, il prend part à la Première Guerre mondiale comme aviateur — une expérience fondatrice qui marquera durablement son regard sur le monde et nourrira son premier roman, La Steppe Rouge, puis L’Equipage au début des années 1920.
Une fois la guerre terminée, Kessel devient grand reporter. Il sillonne la planète, de l’Irlande à l’Afghanistan, de l’Afrique aux confins de l’Europe, observant les peuples, leurs luttes et leurs espoirs. Chacun de ses voyages devient matière à récit : ses articles et ses romans portent la poussière des routes et la vérité des visages croisés.
Désormais, maman, personne au monde n’est aussi riche qu’eux, justement parce qu’ils ne possèdent rien et ne désirent pas l’avantage. La vigueur et la noblesse des traits, ce peuple, ce peuple est l’un des plus beaux du monde.
Cette liberté, ce goût insensé pour l’aventure et les voyages, au point de se sentir trop à l’étroit dans une seule vie, Kessel les a portés dans ses livres.
Écrire nous emmène. Écrire pour échapper, écrire pour fuir, écrire par nécessité. Me noyer dans l’écriture pour continuer à vivre.
Dans cette pièce biographique qu’il est une prouesse de porter à la scène en 1h20, les ellipses bien choisies servent le parcours hors-normes et agité de cet homme qui va, vient, revient, parcourt, transcrit, recommence.
j’ai adoré l’écriture de Mathieu Rannou qui se fond dans celle de Kessel, au point qu’on ne distingue plus vraiment où commence l’un et où s’arrête l’autre. C’est d’une finesse rare. J’ai appréciée avec délice et reconnaissance cette écriture qui reprend, respecte et inscrit dans notre mémoire collective les mots du Lion, des Cavaliers ou de l’Equipage.
« Il est de ces êtres à qui tout excès aura été permis, et d’abord dans la témérité du soldat et du résistant, et qui aura gagné l’univers sans avoir perdu son âme. » disait de lui François Mauriac.
Mais Kessel n’est pas seulement un témoin. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, il s’engage pleinement dans la Résistance et co-écrit, avec son neveu Maurice Druon, les paroles du “Chant des partisans”, bientôt élevé au rang d’hymne national officieux de la liberté.
Après 1945, il reprend sa vie d’écrivain et de voyageur, poursuivant sa quête de sens et d’humanité avec une ardeur intact
Sa curiosité était immense. Joseph Kessel, fasciné par « la beauté du monde et l’amitié des hommes », a vécu une existence foisonnante et hors-du-commun, que l’on ne mesure pas toujours. Véritable témoin de son époque, il n’avait nul pareil pour raconter les hommes et leurs tourments.
Joseph Kessel est un homme pour qui la liberté n’était pas négociable. Dans sa vie. Dans ses choix. Dans ses amours. Il y
Ce soir, au Théâtre Actuel La Bruyère, Franck Desmedt redonne souffle à cet aventurier de la parole. Seul sur scène, il raconte, il respire, il incarne. En quelques gestes, il fait revivre un monde : celui des guerres, des voyages, des visages croisés au bord du chaos.
Ce n’est pas un hommage figé, c’est un élan incarné, un message. Et dès les premières minutes de la pièce, on comprend que ce Kessel-là, au-delà de la légende, nous parle encore — à voix basse, mais droit au cœur.
Le conteur et l’éclaireur : Desmedt dans la peau de Kessel

Il y a d’abord une voix. Grave, posée, vive. Cette voix m’a cueillie, alors même que la pénombre de la salle n’était pas tout à fait levée et que les premières notes de musique débutaient à peine.
La voix ne raconte pas, elle fait voir. Ce qui impressionne, c’est cette façon qu’a Franck Desmedt de voir les images avant de les dire. On sent qu’il les projette devant lui ; il nous y emmène avec quelques gestes, un regard, un changement de ton. Pas d’effets, pas de cabotinage : juste la précision d’un homme qui comprend son texte et le monde qu’il porte.
Il y a la voix mais ce qui m’a beaucoup impressionnée, ce sont ses silences fascinants. Je me suis sentie délicieusement happée par ces merveilleuses secondes suspendues précédant le dernier mot de la phrase, celui qui lui donne toute sa portée.
Et malgré l’horreur des morts et des blessés, parmi lesquels je peux figurer d’une seconde à l’autre, je trouve le spectacle d’une beauté … illusive.
Conteur, narrateur, imitateur aussi ! Que de casquettes et de tonalités variées qui nous cueillent ! On se croit écouté lorsqu’il s’agenouille face à nous pour recueillir, en chuchotement au coin du feu, les confidences des esclaves d’Ethiopie. On vacille avec lui lors d’un concours improbable de beuverie avec Humphrey Bogart à Las Vegas. On rit spontanément lorsqu’il contrefait, sans prévenir, l’exaltation outrancière d’un Francis Huster très ressemblant à l’évocation du Lion.
Avec ce nouveau seul en scène, à la fois grave et drôle, Franck Desmedt, comédien et directeur du théâtre de la Huchette, poursuit sa série de portraits des grands témoins du XXe siècle, après La Promesse de l’aube de Romain Gary, nommé aux Molières en 2022. Avec énergie et malice, il relate à la première personne un parcours hors normes et imite joliment les personnages gravitant autour de l’auteur du Lion. Un talent de conteur que nous lui avions découvert dans La promesse de l’aube, de Romain Gary, et dont on se régale à chaque fois.
elle ne raconte pas, elle fait voir. En quelques phrases, on passe de la Russie à l’Irlande, des champs de bataille à un bar de reporters. La mise en scène de Matthieu Renou épouse cette sobriété : un homme, une voix, un drap, et les lumières précises de Laurent Béal qui découpent les lieux dans l’imaginaire. Les ombres, les reflets, les halos deviennent paysages.
Talent hors du commun de Frank Desmedt qui a cette capacité de rendre tout familier et en même temps de dessiner les phrases à travers une diction impeccable, les corps. Atelier d’un écrivain de la 1ère phrase à la dernière.
écrire, écrire, écrire. Écrire pour comprendre, pour témoigner, pour exorciser. Une plume de l’encre, du papier, de l’alcool
Kessel n’est pas ici un monument, mais un homme de chair et de doute. On perçoit ses fêlures : le suicide de son frère Lazare, l’alcool, la peur, la foi, l’épuisement, la mort de sa mère. La pièce les aborde sans appuyer. Il les traverse, comme on traverse un souvenir qu’on respecte trop pour le commenter. J’ai aimé la convocation subtile de ces évènements, autant de drames personnels et familiaux qui auraient pu le briser. Il se s’appuiera, en son rebond, de sa capacité à explorer et s’émerveiller de la vie pour ne pas sombrer et se laisser envahir par ses démons.
Le moment de l’Irlande m’a bouleversée.
Un peuple se recueille, les voix s’élèvent. Le drap devient drapeau, voile, nuage.
Le chant des partisans surgit, d’abord timide, puis plein, presque viscéral.
Desmedt ne joue pas : il vit l’instant. On entend le souffle de l’histoire dans sa respiration.
Ce silence qui suit, lourd et doux à la fois, dit tout ce que les mots ne peuvent plus dire.
Un peu plus tard, il évoque la mort de sa mère.
La voix se baisse, le rythme ralentit. Le drap devient linceul.
Laurent Béal éclaire ce geste d’une lumière tamisée, chaude, presque tendre.
On n’est plus au théâtre : on est dans la chambre d’un souvenir.
Le temps se suspend, le public retient sa respiration.
Mise en scène
La mise en scène, appuyée par la superbe scénographie de Franck Desmedt, se déploie comme un livre d’images que l’on feuillette lentement. Chaque tableau en appelle un autre, avec la même délicatesse. Le grand drap blanc – à la fois discret et personnalité à part entière du décors – est de toute beauté et accompagne les situations les plus diverses, des drames familiaux les plus durs aux déguisements les plus exotiques.

Sur le grand drap blanc, les lumières de Laurent Béal créent des tableaux mouvants : reflets, ombres, halos, orages, nuages au milieu desquels se glisse l’avion de Kessel, reflets verts aux couleurs de l’Irlande, teintes chaudes du sable doré du Sahara. Elles sculptent l’espace autant qu’elles créent des ambiances propices à mieux entendre le texte.

On se laisse ainsi amener aux quatre coins du monde, portés par la musique — composée, là encore, par Mathieu Rannou — qui tisse une bande sonore subtile faite d’échos russes, de chants africains, d’airs irlandais et de résonances sacrées, et de l’attendu mais discret « Chant des partisans » commandé, sur un bout de table, par le Général de Gaulle à Londres en 1943.
Le texte pulse d’énergie, d’esprit et d’un humour discret qui le rendent intensément vivant.
Mathieu Rannou réussit à traduire avec justesse cette passion dévorante que Kessel avait pour la vie et pour le monde — une curiosité qui semblait grandir à chaque découverte, à chaque rencontre. On sent cette urgence de vivre, cette nécessité de tout embrasser, dans chaque phrase, dans chaque respiration du spectacle.
Je n’ai jamais été aussi heureux que maintenant. Rideau après rideau, la terre m’a ouvert son théâtre. Devant toute cette beauté, j’ai voulu tant vivre.
En sortant du théâtre ce soir, je médite et flotte doucement, en pensant que Franck Desmedt et Mathieu Rannou signent bien plus qu’un hommage : ils redonnent souffle à un idéal devenu rare. “Témoigner est un devoir de liberté ” disait Kessel. C’est ce que ce spectacle rappelle : la liberté a un prix — celui du regard, de la solitude, du courage.
Un théâtre sans décor mais plein du monde. Une parole simple qui éclaire. Un témoignage de vie qui interroge : est-ce qu’on vit encore ainsi ? Est-ce qu’on ose encore regarder le monde sans filtres, aller vers les autres, s’exposer ? Si vous vous demandez si cela vaut le détour : oui. Parce que ce spectacle ne se contente pas de rappeler un nom — il déclenche une conversation avec soi-même.Je n’ai jamais été aussi heureux que maintenant. Rideau après rideau, la terre m’a ouvert son théâtre. Devant toute cette beauté, j’ai voulu tant vivre.
Crédits
De : Mathieu RANNOU
Mise en scène : Mathieu RANNOU
Décors : Franck DESMEDT
Costumes : Virginie H
Musique : Mathieu RANNOU
Lumière : Laurent BEAL
Avec : Franck DESMEDT
